Une fracture socio-sanitaire

Impasse et tour de passe-passe des enquêtes sur le passe sanitaire...



Pour démarrer, un fait, au moins attesté par la « réalité » du comptage officiel ( Ministère de l'Intérieur... ) du nombre de manifestants « anti passe sanitaire » samedi après samedi , qui a le mérite de la précision à l'unité, à défaut d'être juste (au deux sens du terme, de « dire la vérité »  et d'être impartial)  sinon cela se saurait : la mobilisation est à la fois soutenue  (on le verra plus loin dans les deux sens du terme là aussi)  et sur une courbe croissante (même si les chiffres officiels disent aussi que la 5e semaine était un peu moins suivie du fait sans doute des températures « distrayantes » de ce weekend du 15 août…)

Ces premières données d'une mobilisation exceptionnelle en été - entre le 14 juillet et le 15 août – et qui annoncent vraisemblablement une recrudescence dès la rentrée du 4 Septembre, permettent de comprendre pourquoi le gouvernement reste « attentif et vigilant » pour reprendre les titres communs des médias qui suivent également le mouvement « comme le lait sur le feu », en commanditant pour mieux le comprendre aux instituts de sondage patentés, ici l'Ifop [source : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2021/07/118356-Rapport.pdf ], orchestré par le JDD - Journal du Dimanche - qui va nous permettre quelques commentaires non convenus, ( juste histoire de montrer le dessous des cartes que cherchent à dissimuler les médias mainstrean ). « Analysant » ce sondage le JDD titre «Le soutien aux anti-passe sanitaire reste stable et minoritaire » [https://www.lejdd.fr/Politique/sondage-le-soutien-aux-anti-passe-sanitaire-reste-stable-et-minoritaire-4062133 ]. Ainsi exprimé, cela respire au premier abord le juste équilibre non partisan , le point de vue « objectif » ; à ceci près que l'objectivité en question masque (intentions consciente ou inconsciente ?) une « idéologie objectiviste ».
A-t-on tout résumé, et mieux encore donné le sens-vérité du sondage en pointant en creux que la majorité de la population (ou presque) est opposée-hostile au mouvement « anti passe » ? Deux remarques préliminaires peuvent être formulées avant d'approfondir les résultats du sondage en l’examinant en détail (le diable est souvent dans les détails ... )


- 49 % des français opposés/hostiles : ce n'est pas la majorité stricto sensu d'un point de vue « démocratique »,

- aussi il semble plus efficace pour le JDD (d'un point de vue plus partisan qu’objectif) alors de titrer sur le caractère minoritaire des anti-passe

On notera que toute cette rhétorique s'inscrit dans un modèle d'analyse qui est celui de la « démocratie » réduite à sa conception électorales en termes de majorité/minorité. Mais en l'espèce s'agit-il là de voter ou de commenter un vote , le résultat d’un scrutin, comme pour vouloir réduire au silence les « anti-passe », par l'application du principe sacro-saint de devoir se conformer à l'avis majoritaire ? Ou bien ne convient-il pas ici de comprendre et d'apprécier le rapport de forces, ses raisons et sa dynamique au regard des positionnements adoptés ? Là nous entrons dans un tout autre registre, car c'est dire ou en venir à comprendre que derrière les quelques 200000 ou plus (quelle que soit la réalité-vérité du chiffrage officiel) manifestant contre le passe sanitaire, c'est en fait une proportion non négligeable de la population française qui s'y trouve  défavorable -  ce qui est considérable si l’on tient compte matraquage communicationnel gouvernementale largement relayé pour ne pas dire appuyé-encouragé par les médias dominants  (voir à ce sujet l'article du sociologue Laurent Mucchielli : https://blogs.mediapart.fr/laurent-mucchielli/blog/150721/la-crise-sanitaire-revele-l-inquietant-declin-du-journalisme).  Si l’on s’en tient à ceux qui répondent soutenir le mouvement anti passe, ( 23 % ) et ceux qui y sont hostiles (27 % ) (soit 50 % des répondants au total ), les positions sont en réalité un peu plus serrées et l'écart est susceptible de se résorber statistiquement dans l'intervalle de confiance lié à la taille de l’échantillon . Cela dit tout d'abord l'existence d'une fracture sociale, derrière ces positions nettement opposées et constituant une « majorité » .

 



Cependant , au-delà de l'affrontement des chiffres, il s'agit de comprendre qui dit quoi ? Qui prend quelle position ? Et comment cela peut s'expliquer ?


Les « jeunes » opposés aux « vieux »


Une première observation,  tant elle est massive, est l'opposition entre les « jeunes » et les « vieux ». Globalement , la majorité  des jeunes de moins de 35 ans ( 51 %)  soutiennent le mouvement anti-passe alors que la majorité des plus vieux supérieur  à 35 ans ( 55 %) s’y opposent.  Les chiffres de la fracture augmentent encore si l'on prend les 25-34 ans ( 57 % ) favorables au mouvement anti-passe et les plus 65 ans ( 69 %)  qui y sont défavorables. On peut sans doute comprendre les intérêts et préoccupations divergentes des uns et des autres, qui ont peut avoir avec des discours ou des raisons liées à l'intérêt collectif ou général en termes de santé publique. Les plus jeunes plus engagés dans le circuit du travail et de la vie sociale ( au travers des exigences ou  des préférences pour la mobilité et les pratiques « culturelles » les plus ordinaires de la convivialité des bars et des restaurants)  s'opposent  aux freins mis cette vie sociale et professionnelle. Les plus âgés, souvent retraités aussi, et faisant à ce titre partie des populations plus fragiles ou plus vulnérables face aux dangers objectifs plus graves du Covid, sont ceux qui défendent une position plus sécuritaires, à commencer par leur propre sécurité.



Les « riches » opposés aux « pauvres »


Une seconde observation tient  à cette opposition qu'on ne peut pas ne pas voir entre les « pauvres » et les « riches ».  Les pauvres (revenus inférieurs à 900 € par mois ) mais aussi ceux qui sont dans le risque de la spirale de l’appauvrissement, au travers de cette catégorie des  « modestes » ( 900 à 1300 € par mois)  soutiennent le mouvement anti-passe à 44 % ( soit 9 points de plus que la moyenne ) tandis que les riches y sont opposés-hostiles à 70 %. C’est très net et là encore massif ;  et ces prises de position sont  sans doute davantage que le processus d'un raisonnement philosophico-politique sur la Liberté. Ces prises de position sociale (sociologiques)  sont plutôt de nature viscérale (des réflexes sociaux) qui disent à plein ou en creux ( comme on voudra) les profondes inégalités socio-économiques qui  fracturent de plus en plus notre société. L'opposition entre classes sociales, entre les catégories populaires (favorables à 46 % au mouvement anti passe - 10 points de plus par rapport à la moyenne et les cadres et professions supérieurs (défavorables à 67 % - 18 points de plus par rapport à la moyenne) recoupent cette fracture économique.


Le niveau d'éducation en question


La 3e observation qui mérite aussi d'être faite, montre que ce qui est parfois avancé comme une explication à l'emporte-pièce selon laquelle le niveau d'éducation pourrait expliquer les positionnements - avec cette volonté de dire que les plus instruits seraient du côté de la raison et de la rationalité ( selon une assimilation parfois un peu courte des positions «  anti-passe » et « antivax » ) en cautionnant le passe sanitaire, et  en faisant de la position adverse « anti passe » le simple résultat d'un manque ou d'une incapacité à réfléchir, et donc  à verser dans le « complotisme », comme s'il s'agissait d'esprits simples (pour ne pas dire de « simples d'esprit » ).
A l'encontre d’une telle vérité toute faite et trop belle pour être vraie, le niveau d'étude n’apparait pas comme un véritable discriminant des positions sur le sujet : les catégories aux niveaux d'éducation supérieurs au bac sont favorables globalement au mouvement anti passe à 33 % (presque dans la moyenne 35 % )  presque autant que les inférieurs au bac (36 %) . Bref avoir plus d'éducation (en terme de diplôme) ne rend pas compte d'une logique de position au regard du passe sanitaire.



Les partis pris politiques


La couleur politique permet de comprendre que le positionnement sur le passe sanitaire, à défaut de toujours se fonder sur une analyse philosophico-politique élaborée, est fortement régi par des prises de positions politiques au sens partisan du terme. Personne ne s'étonnera de trouver parmi les supports ( suppôts ) de la majorité présidentielle les plus fervents partisans du passe sanitaire (80 % ). Du coup, on comprendra aussi que c'est du côté de leurs farouches opposants, les partisans du Rassemblement National que l'on trouvera aussi la part de ceux qui disent être le plus anti-passe ( une forme d'expression anti-macron ). Ensuite la gauche apparaît plus anti-passe que la droite (38 % contre 24 %).

Une autre donnée mérite là d'être mise en exergue, car elle permet d'aller plus loin, au fond des choses, et de révéler la vigueur des positions anti passe (en deçà ou  au-delà des partis pris politiques ) :  ceux qui n'expriment pas de « sympathies partisanes» sont défavorables au passe sanitaire à 42 % (7 points au dessus de la moyenne ) contre 39 % à ce qui y sont favorables. On tient sans doute là un indicateur supplémentaire que la mesure discriminatoire du passe sanitaire est un facteur de division profonde et de fracture sociale importante.



Anti-passe = anti-vax ?

 
C'est sans doute le point le plus délicat du sondage à interpréter, et sans doute le questionnement à ce niveau manque t-il de détails ou de subtilité. A lire les données disponibles, il semble qu'il y ait un rapport entre la position liée au vaccin et celle liée au passe sanitaire. En pointant d'un côté les personnes étant déjà vaccinées ou ayant l'intention de l’être, qui sont défavorables au passe sanitaire à 56 % et de l'autre les personnes qui ne se feront pas vacciner qui sont favorable à 79 % au passe sanitaire, le sondage met en exergue cette connivence « anti passe » / « anti vax ».  Dans ce rapprochement « vite fait », on croit  entendre la sentence « éclairée » du philosophe Raphaël Enthoven,  lapidaire dans sa déclaration à L'Express du 16 août 2021 (
https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/raphael-enthoven-il-faut-se-moquer-des-antivax-car-ces-gens-la-sont-dangereux_2156626.html ) : 

«  il faut se moquer des antivax car ces gens-là sont dangereux ». 

Oui  le mot est lâché : « ces gens-là ». On connaît la chanson… et du haut de sa superbe le philosophe réduisant les anti-passe à des antivax dépourvus  de rationalité. Encore une fois, il est logique que ceux qui refusent le vaccin (pour toutes sortes de raisons qui ne sont pas nécessairement infondées ou irrationnelles d'ailleurs)  soient aussi « anti passe »  dans l' exacte  mesure où ce sont eux qui subissent directement les effets discriminatoires de la mesure. Rien ne permet de dire dans ce sondage que ceux qui sont vaccinés ne peuvent pas aussi s'opposer au passe sanitaire. Bien au contraire, avec un peu plus du quart des personnes vaccinées ou qui ont l'intention de l’être, et soutenant le mouvement des anti-passe, on voit bien que la l’assimilation réductrice « anti passe =  anti vax »  ne tient pas. Plus encore, avec près de 60 % de personnes qui ne sont pas hostiles au principe de se faire vacciner mais préfèrent attendre un certain temps avant cela ( sans doute que le temps que le vaccin fasse vraiment les preuve de son efficacité et surtout de son innocuité)  et sont favorables au mouvement anti passe, le sondage dit bien que la position anti passe n'est pas déterminée par l'opposition à la vaccination.



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En conclusion, loin que le sondage commandité par le média JDD puisse valider par le seul chiffre de 49 % des Français défavorables au mouvement anti-passe,  au nom d’un principe démocratique mal placé ici, il révèle toute la complexité des positions que ne peuvent se comprendre que par une analyse fine des intérêts en jeu pour les différentes catégories, tant dans le champ des pratiques socio-culturelles et professionnelles déterminées  largement par les classes d'âges,  que dans le champ socio-économique structuré par les inégalités et oppositions entre les classes sociales,  que dans le champ du jeu (et du hors jeu) politique.

Dans une société où  le niveau de réflexion ne se mesure pas simplement par le niveau de diplôme, peu discriminant sur le sujet, l'état des lieux que dresse ce sondage est plutôt alarmant sur le niveau de fracture sociale attisé-provoqué, mis en scène par une telle mesure discriminatoire et qui ne peut que faire écho à ce qu’avait déjà bien révélé le mouvement social des « gilets jaunes ».

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 PS : pour une analyse complémentaire, lire l'interview du sociologue Stéphane Sirot sur ce même sujet, des fractures sociales attisées par le passe sanitaire : https://www.20minutes.fr/societe/3097295-20210820-pass-sanitaire-manifestations-traduisent-fort-clivage-societe-fort-sentiment-inegalite 



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