Le coup de grâce ou ?
L'anomie politique en question ?
L'article de Albert Ogien, sociologue directeur de recherche au CNRS paru dans AOC [ ] vient une nouvelle fois démontrer l'intérêt grandissant de la sociologie pour le mouvement « anti pass ». Sans provoquer la polémique, à la différence des analyses de Laurent Mucchielli, lui aussi sociologue et directeur au CNRS, porté au pilori pour oser interroger la « doxa », comme on a pu le voir dans les articles précédents de ce blog.
Le propos d’Albert Ogien se veut d'une certaine manière plus « académique » , plus en phase aussi avec l'ordre du discours établi , en inscrivant son analyse dans la longue tradition durkheimienne avec la mobilisation du concept clé d’ « anomie », qui cherche à dire la distance normale ou pathologique au social , des comportements individuels réinscrits dans leurs déterminations collectives qui autorisent à les traiter comme des « faits sociaux » . Ainsi, Albert Ogien , et c’est le titre de son article , interprète « les manifestations contre le Pass sanitaire comme un symptôme d'anomie politique » . L'article , l'analyse sont passionnantes et stimulantes, au point que l'exposé des motifs et la description des faits invitent à s'interroger pour savoir si ce qui est mis en lumière ainsi ne déborde pas en fait le cadre conceptuel proposé de l'anomie ?
Cette hypothèse est déjà peut-être suggérée par A. Ogien lui-même dès le début de l'article quand il reconnait que
« La variété des thèmes de contestation qui s’agrègent dans cette mobilisation témoigne plus largement d’une altération du fonctionnement régulier des institutions de la démocratie représentative : une grande partie de ce qui ordonnait les routines de l’activité politique dans le pays semble avoir cessé d’aller de soi pour ses citoyens. »
Est-on là simplement dans un relâchement symptomatique et pathologique des liens sociaux ou déjà dans l'amorce d'une dissolution des formes jusque-là normales du contrat social ? N’assiste-t-on pas à l'amorce d’un changement de paradigme sociétal, douloureux, incertain ; à un travail de recomposition des termes mêmes du contrat social ? Hypothèse que je défendrais plutôt, en reprenant certains éléments bien mis en exergue par Albert Ogien.
Tout d'abord, et c'est l'une des conclusions-constats sur lesquels s'accordent les observateurs du mouvement « anti pass », il y a une diversité et une hétérogénéité remarquables dans les profils et les motivations des manifestants. Le fait même de cette juxtaposition des raisons jusqu'à leur collusion dans la durée, la récurrence, est l’indice d’ une forte détermination à remettre en cause les dérives ressentie dans les décisions et orientations prises pour « gérer » la crise sanitaire, et qui paraissent bien briser le sens et la cohérence du « vivre-ensemble », par le fait des errements des autorités politiques et scientifiques dans leur entreprise de contrôle de la crise pandémique qui confine plutôt à un contrôle des populations.
Une telle mobilisation (et détermination) portée dans la rue par quelques centaines de milliers de personnes doit être lue à la mesure du tiers de la population qui sans manifester soutient –sous tend peu ou prou le mouvement « anti pass » . Peut-on penser qu'il s'agit là d'un simple mouvement anomique ? Ou ne s'agit-il pas plutôt d'un rappel à l'ordre du « vivre-ensemble », où peut poindre le souci d'un nouveau contrat social mieux ajusté aux défis d'une société, d'un monde largement menacé, avec comme arrière fond toutes les inquiétudes suscitées par les perspectives alarmantes du changement climatique. N’y voir comme le fait Albert Ogien qu’ « un indicateur de la déliquescence de l’activité politique dans le régime de la 5e République » n’est peut-être pas faux , mais cela ne prends pas la mesure de ce qui se trame dans cette prise de distance avec les règles du jeu politique et la mise en doute des institutions démocratiques et républicaines. Une partie de la société semble bien avoir commencé à « bifurquer », et au travers de ce mouvement sans direction partisane instituée, est à la recherche de nouvelles formes d’ordre, d'un nouveau paradigme de la vie collective, mieux ajusté à la prise en compte de leurs difficultés quotidiennes, et plus respectueuse d'autres valeurs en émergence autour des enjeux de la solidarité écologique, toujours comprimés par un modèle de développement toujours appuyé sur l’idée de la « croissance » devenant de moins en moins crédible et presque un gros mot. Mais comme le reconnaît Albert Ogien, cette désertion n'est pourtant une dépolitisation ; et en cela même le diagnostic d'anomie me paraît erroné. Il s'agit bien plutôt de la mise en place des conditions d'un nouvel ordre politique mieux articulé aux territoires de la vie quotidienne où la segmentation politique traditionnelle des horizons idéologiques droite-gauche perd son sens. Les formes juridiques et conventionnelles bâties pour régenter l'ordre du monde entre les nations, et présentées comme des moyens de contrôle de toutes les violences sont démenties chaque jour dans leur efficacité à y parvenir, tant l'affrontement et la prééminence des intérêts particuliers (des nations, des industries, des régimes …) réduit leur portée véritable, les faisant apparaître comme de simples manifestations formelles d'un jeu de dupes.
Face à tout cela, Albert Ogien nous laisse un peu sur notre faim dans sa conclusion. En réduisant tous les ses mouvements de dissolution des formes politiques existantes à un simple phénomène de perte de croyance dans l'ordre institué calcul, résumé ici comme un état anomique, il n'y voit pas un péril majeur pour les institutions de la République, sans dégager d'autres raisons que celles celle du diagnostic d'un corps social malade. Si comme il le reconnaît lui-même ce « système est à l'agonie », alors ce n'est plus le système actuel qu’il s'agit de considérer puisqu'il est déjà une coquille qui se vide ; ce sont plutôt ces formes en gestation peu lisibles encore qu’il convient de chercher à comprendre comme manifestation des termes d'un nouveau « contrat social ». Et là me reviennent les mots pleins de poésie et d’ un ésotérisme sain, de Michel Serres sur la gestation du « contrat naturel » à la fin de son livre.
« L’humanité astronaute flotte dans l’espace comme un fœtus dans le liquide amniotique, relié au placenta de la Mère-Terre par toutes les voies nourricières. […] Oui , la Terre flotte dans l’espace comme un fœtus dans le liquide amniotique , reliée au placenta de la Mère-Science, par toutes les voies nourricières.
Qui accouchera de qui et pour quel avenir ? Appareillage ou parturition, production ou enfantement, vie et pensée conciliées, conception dans les deux cas : le grand Pan , fils d’Hermès, reviendrait-il sous danger de mort ? Ces liens de symbiose, réciproques tellement que nous ne savons décider dans quel sens va la naissance, dessinent le contrat naturel »
Commentaires
Enregistrer un commentaire